5. Le dieu des jeux vidéo

Iwata  :

J’ai le sentiment que vous faites des choses totalement différentes à chaque fois. D’où vous vient l’inspiration ?

Kamiya  :

Hmm… Honnêtement, je ne sais pas. Désolé ! (rires)

Iwata  :

Beaucoup de gens ont du recul et réussissent à parler d’eux-mêmes, mais ceux qui disent qu’ils ne savent pas sont plutôt rares. (rires)

Kamiya  :

C’est vrai.

Iwata  :

Mais en parlant avec vous aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est juste votre personnalité. Et cela englobe le fait que vous fassiez des jeux qui reflètent vos expériences au fil des décisions que vous prenez, et ce processus ne cesse d’évoluer.

Kamiya  :

La chance est de mon côté. J’ai l’avantage d’être entouré de gens talentueux. Même après ce qu’il s’est passé avec Resident Evil 2, j’ai lutté sur Viewtiful Joe et Okami29, et j’ai passé beaucoup de temps à faire des erreurs et à devoir corriger le tir. J’ai trouvé les réponses parce que j’étais dans un environnement propice à cela.29. Okami : jeu d’action/aventure commercialisé au Japon par Capcom en avril 2006, puis en Europe, en février 2007. À cette époque, Kamiya-san travaillait sur le développement en tant que directeur dans la filiale de Capcom, Clover Studio Co., Ltd. La version Wii fut commercialisée en Europe en juin 2008.

Iwata  :

Pour trouver la bonne réponse, vous essayez différente choses et « eurêka » !

Kamiya  :

Oui. Par exemple, au début du développement d’Okami, nous utilisions des graphismes réalistes. Je suis né dans la préfecture de Nagano, alors je voulais créer un jeu qui apaise les esprits. Mais si ça se passe en extérieur, vous avez envie de courir pas vrai ? Alors il faut des niveaux immenses et la densité du contenu s’appauvrit inévitablement.

Iwata  :

Il n’y aurait plus eu de limite.

Kamiya  :

Un jour, un employé a dessiné une ébauche d’Amaterasu30, le personnage principal, à l’encre, avec un effet de pinceau très japonais. Quand j’ai vu ça, je me suis dit que ce serait parfait d’adopter cette approche artistique très japonaise.30. Amaterasu : personnage principal d’Okami. Amaterasu est la déesse du soleil qui prend la forme d’un loup blanc.

Iwata  :

Cette idée est tombée à pic.

Kamiya  :

Représenter la nature de façon japonaise était inhabituel, alors c’était très novateur. Ensuite, j’ai dit à (Atsushi) Inaba-san31, le producteur, que je voulais changer le style du jeu et je me suis lancé. Mais après cela, je ne savais pas encore quel style de jeu adopter.31. Atsushi Inaba : producteur, PlatinumGames Inc. Il a produit The Wonderful 101, et est devenu producteur après avoir rejoint Capcom en tant que programmeur. Chez Clover Studio, pendant le développement d’Okami, Inaba-san était président directeur général.

Iwata  :

Vous aviez trouvé la direction visuelle d’ensemble, mais ça ne faisait pas un jeu.

Kamiya  :

En milieu de projet, le jeu ressemblait à une simulation, alors nous ajoutions des éléments comme des champs, des routes et des maisons, mais ce n’était pas amusant du tout. Les jours passaient et je me demandais toujours que faire.

Iwata  :

Ça me fait penser à ce qu’il s’est passé avec Animal Crossing32. Nous avons pas mal erré sur ce jeu, en répétant les essais, avant que le jeu ne trouve sa forme actuelle.32. Animal Crossing : jeu de communication commercialisé au Japon sur la console Nintendo 64 en avril 2001. Le jeu est ensuite sorti sur Nintendo GameCube en Europe en septembre 2004.

Kamiya  :

Oh, vraiment ?

Iwata  :

Le jeu est adorable, mais le développement du premier a été un véritable calvaire. (rires)

Kamiya  :

Pareil pour nous ! (rires) Un jour, Inaba-san a tapé du poing sur la table et il a dit : « Qu’est-ce qu’il se passe avec ce jeu ? » Bien sûr, nous avions réfléchis jusqu’ici, mais le projet stagnait. C’était juste avant un week-end de trois jours, alors dix membres de l’équipe se sont réunis pendant cette période pour réfléchir.

Iwata  :

Comme une sorte de mini séminaire de travail.

Kamiya  :

Oui. L’atmosphère dans la salle de réunion était exécrable le premier jour, et nous n’avons eu aucune bonne idée.

Iwata Asks
Iwata  :

Ce genre de moment est très délicat à gérer. Qu’est-ce qui n’allait pas exactement ?

Kamiya  :

La première vidéo de promotion que nous avions créée montrait le personnage principal, Amaterasu, courir dans des champs où des plantes et des arbres se mettaient à pousser. Nous avions dans l’idée de faire un jeu dynamique et onirique. Amaterasu était un loup et une déesse, mais nous n’arrivions pas à nous décider sur ce qu’un dieu était censé pouvoir faire.

Iwata  :

Je vois.

Kamiya  :

Cependant, tout a changé le lendemain. Quelqu’un a dit : « Une déesse peut tout faire ». Et ça tombait sous le sens.

Iwata  :

Ah. Vous êtes donc passés de : « Qu’est-ce qu’une déesse peut faire ? » à : « Elle peut tout faire ».

Kamiya  :

C’est ça. Elle peut faire bien plus que seulement pousser des plantes. Et j’ai eu une autre révélation à ce moment-là. Comme le style graphique était inspiré de la peinture à l’encre, j’ai dit : « Si vous dessinez un arbre, un arbre apparaît. Alors si on dessinait la trajectoire du vent et qu’il se mettait à souffler ? » L’atmosphère dans la salle de réunion a changé du tout au tout. Tout le monde était enjoué et a trouvé l’idée très bonne. À la fin de la journée, nous avions rédigé un plan du projet. Il ne faisait que deux ou trois pages de long, mais c’était suffisant. Avant, nous ne savions pas où aller, alors que le projet faisait douze pages de long ! (rires)

Iwata  :

Comme vous étiez inquiet, vous aviez dû ajouter des choses. Mais rester concis est essentiel pour un jeu.

Iwata Asks
Kamiya  :

C’est vrai. Même sans explications inutiles, un jeu se développe naturellement autour de son concept. Le troisième jour, nous avons ajouté des idées de contenu et quand j’ai expliqué ceci à l’équipe le lundi, tout le monde semblait ravi. Finalement, j’étais sûr que le jeu serait amusant et nous avons fait d’Okami le jeu qu’il est aujourd’hui.

Iwata  :

Parce qu’Inaba-san a tapé du poing sur la table.

Kamiya  :

(rires) Inaba-san a fait pareil sur Viewtiful Joe. Tout le monde s’est réuni un week-end pour réfléchir, et nous avons trouvé l’idée des pouvoirs VFX33.33. Pouvoirs VFX : pouvoirs qui permettent aux joueurs de réaliser des actions en manipulant le temps et l’espace.

Iwata  :

Vraiment ? Ça s’est fait comme ça ? Mais les pouvoirs VFX sont le concept même du jeu !

Kamiya  :

C’est vrai, mais ils n’existaient pas encore à ce moment-là. Ça se passe souvent comme ça avec mes jeux, et le concept n’arrive qu’après. Nous faisons le jeu en comptant sur la chance et l’inspiration, et si nous travaillons dur, le dieu des jeux vidéo finit par nous guider.

Iwata  :

Hmm… Mais le dieu des jeux vidéo n’apparaît que les week-ends à la dernière minute.

Kamiya  :

C’est ça ! (rires) Il faudrait que je réfléchisse plus tôt que ça.

Iwata  :

Je pense que vous avez un talent pour recevoir l’inspiration et ne pas la laisser vous échapper au moment crucial.

Kamiya  :

C’est une façon positive de voir les choses. C’est ce qui s’est passé pour le Ralenti4 dans Viewtiful Joe. Un programmeur qui était assis juste à côté de moi vérifiait les mouvements et déplaçait Joe au ralenti.34. Ralenti : pouvoir VFX dans Viewtiful Joe. Tout à l’écran ralentit, ce qui permet au joueur de frapper l’ennemi sous certaines conditions.

Iwata  :

Vraiment ? Ça aussi ?

Kamiya  :

Le Ralenti a vu le jour parce que j’ai dit : « Hé ! Qu’est-ce que tu fais ? C’est cool ! » Et je suis parti dans cette direction.

Iwata  :

C’est ce que je dis, vous savez saisir chaque opportunité dans le monde qui vous entoure.

Kamiya  :

Parce que ça ne vient pas de mon propre cerveau ! (rires) Ça veut donc dire que The Wonderful 101 est un projet rare, dans le sens où nous l’avons peaufiné sans trop nous éloigner du concept d’origine.

Iwata  :

Oui. (rires) Nous avons survolé votre parcours lors de cet entretien en tête-à-tête, mais ça me donne une bonne idée de votre expérience jusqu’ici, et c’était très intéressant. À présent, je souhaite que nous discutions de The Wonderful 101 dans la deuxième partie. Merci beaucoup.

Kamiya  :

Merci à vous !